mardi 18 mars 2008

LES CAMBODGIENS












(CHAPELLE ROYALE À BANGKOK)


























Bambous Bambous
riz en sacs
boîtes de thon
bois fendu saignant
Citernes percées
Norias de camions rouillés déglingués


bringuebalants
Pistes rouges de terre poudreuse
Anthrax des nuages levés par les roues
Rouges feuillages
Rouges les murs
Rouges les herbes et les toits


Mares rouges
Y baignent des buffles noirs
Fleur de lotus
Pays de cuivre


Arbres brûlés vifs
crucifiés
morts debout
Bassins secs des rizières craquelées
Ruines des temples d’autrefois
Latérite
Rocs
Casemates et fusils








Les pneus crissent
La radio grésille
Nos voitures vastes vaisseaux climatisés
vitres levées
Parpaings nus des rues des villages
tôles
banderoles
Toitures cornues des pagodes dorées
Sculptures de monstres ailés aux becs et aux griffes aiguisées
Dragons et serpents
Sur les bas-côtés vitrines à roulettes des marchands de canards laqués
boutiques
bassines multicolores
cuvettes d’aluminium
gelées roses
sucreries
mangues durions sapotilles pommes-cythère pommes-étoiles
mangoustans
multitude de fruits aux noms et aux saveurs inconnus


Feuilles de latex blanches qui sèchent sur un fil
comme une lessive sous les hévéas










Cages de bois où tressautent tourterelles et mainates
balais
paniers et nasses de rotin
marmites fumantes de soupe au poulet
Riz violet
Bambous


Bonzes épaule nue robe safranée en quête de leur repas quotidien
Dans la cour d’une école enfants
bleu et blanc
Qui saluent le drapeau


Haut-parleurs dans la ville
Toute circulation arrêtée à l’instant
Hymne national !


Comprenne que pourra derrière les vitres fermées de nos voitures bleues frappées aux marques des Nations Unies Un spectacle à travers le hublot d’un sous-marin !
Étranges insectes chromés nickelés transportant hommes et sacs sur trois roues pétaradant
version moderne du vélo-pousse “sam-lô”
Ne pas oublier qu’on roule à gauche !








Ce soir, nous dînerons à Chantabury
Luxe
Hôtel
béton
piscine
orchidées
climatisation
chanteuses aigres-douces
légumes-fleurs dentelés en étonnantes corolles
Galons et étoiles généraux et colonels soieries
Qu’est-ce donc qui se négocie ici ?


À l’aube nos vaisseaux longeront des collines écorchées
sanglantes sous les griffes d’antiques installations mécaniques
Ici on lave les terres à rubis
C’est ici, n on loin de Pailin, que se joue la guerre, que s’échangent les armes et les gemmes. En de noirs ateliers des artisans dépenaillés polissent les pierres qui ruissellent aux présentoirs de la ville


Un pont sur le torrent
Descendre de voiture
Bambous, bambous, bambous
Claies de bambou murs et cloisons, toits, tables d’école; bancs des écoliers






Chemins râpeux
C’est ici que rôdent les loups mais il ne faut pas le dire
Baudriers de munitions de mitrailleuses, pistolets automatiques, casquettes vertes et treillis de même couleur, sandales de lanières taillées dans le caoutchouc des vieux pneus, écharpes
Regards de profil
Seize ans peut-être
Les soldats de Pol Pot !
Et les femmes sont aux portes entrebâillées
vêtues de noir et portant leur enfant sur un bras
Masques de cuivre
Chaleur moite de serre
Frissons dans le dos


Nous sommes là dans l’un des camps qui abritent des Khmers Rouges
Sous la protection de l’armée Thaï et aux bons soins des Nations Unies ...


Bambous, bambous, bambous
Trois cent mille Cambodgiens réfugiés dans les camps, tout au long de la frontière thaïlandaise, depuis Surin, au nord, jusqu’à Trat, au sud .












“Savez-vous comment on reconnaît un Cambodgien parmi d’autres asiatiques ?”


“-C’est celui auquel il manque une jambe, un bras ou un œil ... Les mines !”


Les volontaires des organisations non-gouvernementales s’affairent comme il le peuvent ; Les chirurgiens amputent, les kiné appareillent ...




En principe, par les portes d’un camp n’entrent et ne sortent que les camions de vivres, que les voitures des volontaires autorisés
Organisations de toutes origines, de toutes nationalités, de toutes confessions
On y devine des “marginaux” idéalistes, dévoués, admirables et un peu naïfs
On y devine aussi les rivalités, les ambitions, les nationalismes, les projets et les supputations
Les Australiens sont là, mais aussi les Américains, les Français, les Belges
Des écussons portent la Croix, d’autres portent des bannières
Une organisation offre du soja, l’autre des métiers à tisser. Il y a ceux qui assurent la formation des polices futures, ceux qui enseignent la mécanique automobile, ceux qui soignent et ceux qui prient








Les boîtes de thon arrivent du Japon
Les sacs de riz proviennent des États-Unis








Il y a des camps Rouges
Il y a des camps Nationalistes
des camps Royalistes


Bambous
Bambous
Bambous


Certains sculptent dans des souches les chimères du Ramayana


Racines !


Un camion décharge le riz des Nations-Unies
Un autre camion charge le même riz et part le vendre sur les marchés de Thaïlande
On trouve sur tous les marchés des alentours le riz et le thon des Nations-Unies
Des camions partent la nuit pour ravitailler les zones de combat. S’indigner ?








Crier au scandale ?
Rester pragmatique : Qui peut croire qu’il serait possible, pendant dix ans, de ne manger que du poisson en conserve et du riz ?
Quant au riz pour les combattants !




Le vrai scandale, ici, ce sont les enfances brisées. Cent cinquante mille enfants en âge d’aller à l’école !
Écoles en bambous, que disloquent les pluies et les vents
Écoles dont les maîtres ne savent guère plus que lire
Équipes de formateurs hétéroclites : professeurs Thaïs, enseignants philippins, Khmers francophones, dont l’un a sans doute enseigné, pendant un an ou deux, autrefois, avant de devenir “aide-opérateur” d’une station d’épuration dans la région parisienne, tourmente oblige !


Le vrai scandale, ce sont ces cent cinquante mille enfants dont la plupart n’ont jamais vu un buffle, une rivière
Merveille ! On fit entrer un éléphant dans un camp, à l’occasion d’une fête








Quel avenir, pour ces enfants ? Quels schémas psychiques ? Quels repères ? Quelle conception du monde ?


Dans le lointain
Qui s’en soucie ?
Pleuvent les roquettes sur les cabanes de bambou


Mais le Bouddha sourit toujours


Sihanouk
Son Sann
Sat Susakorn
Tamok, satanique général unijambiste des troupes de Pole Pot


Ministres, Chefs, prétendants et courtisans
Bureaux des Administrateurs des camps
Bambous !


Plaques gravées célébrant des fonctions vides de sens, vides de réel, ne justifiant que des envies de survivre


Monsieur Meak-Lean, “Ministre de l’Éducation”, bambous, cabane, tables, chaise, tableau noir où sont portées des listes fictives !








Un élève ajouté à la liste égale une ration de riz supplémentaire
Antique machine à écrire à caractères khmers, importée de R.D.A.


Monsieur Meak-Lan accroupi sur une claie en bambou, vêtu d’un sarong et ne pouvant pas s’asseoir pour cause d’hémorroïdes


Monsieur Meak-Lan est mort, respect !


Il ne faut rire ni des plaques gravées, i des chaises vides. Il ne faut railler aucun de ces partis “politiques”, aucun de ces clans, aucune de ces rivalités, aucune de ces magouilles qui permettent à ces hommes et à ces femmes de survivre.


Tombent les pluies des moussons, violentes et lourdes. les enfants, en piaillant, roulent dans la boue des caniveaux. Piaillent-ils ?
Tout m’a semblé si terriblement silencieux!
Ce qui m’a semblé le plus triste, dans ces camps, c’est qu’il n’y a pas de jouets pour les enfants : Ni jouets à tirer, ni jouets à pousser, ni jouets à cajoler !
Celui qui, un jour, s’avisa de faire dessiner ces enfants, sur de grandes feuilles de papier, celui-là n’obtint que des images de flammes, de fusils, de bombes, de bombardiers !

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