LES ÎLES GAMBIER
L’ARCHIPEL DANS LA LUMIÈRE
L’avion volait dans un bain de lumière.
En bas, l’océan Pacifique étendait une soierie miroitante : infiniment, le
voile bleu de la vierge Marie. Justement, en ce moment même, nous survolons un
petit atoll tout rond : Ma carte, déployée sur mes genoux, lui donne un
nom … C’est l’île Maria !
Le Twin-Otter a décollé de Tahiti au
petit matin … Plus de neuf cents kilomètres parcourus jusqu’à l’atoll de Hao où
nous nous sommes posés pour débarquer deux passagers. Deux nouveaux ont
embarqué. Au fait, je ne sais plus très bien si c’est vraiment un Twin-Otter
qui nous a emportés : C’était il y une trentaine d’année, vous
savez ! Mais
qu’importe !
Entre Tahiti et Hao, nous n’avons aperçu
qu’Anaa … Petite virgule dans le lointain, à l’extrémité du sari … Et dire
qu’un cyclone, il n’y a pas si longtemps a tant gonflé l’océan que cette île a
été entièrement submergée : Les habitants, pour se sauver, ont dû grimper
dans les cocotiers !
Hao est porté sur ma carte sous le nom
de l’île de la Harpe … Allez donc savoir pourquoi ! Je ne visiterai pas
cet atoll cette fois-ci : La piste d’atterrissage a été construite sur un
« motu », c’est-à-dire sur un ilot : Il faut embarquer dans un
canot pour rejoindre l’atoll : Large anneau de corail d’un blanc
éblouissant, cocotiers, installations militaires, drapeau français en haut d’un
mât, long bâtiment destiné à abriter les habitants au cas où le vent amènerait
des émanations mauvaises, venues de Mururoa …
Derrière un bouquet d’arbres, on aperçoit les toits du
village, regroupés autour d’une construction qui doit être une école … Sol
blanc de corail mort : Fermer les yeux pour ne pas être aveuglé … Plages blanches
… Buissons en bouquets … Cocotiers.
Lumière … Une passe étroite qui permet
aux bateaux d’entrer dans le lagon : Ondes colorées de grenats, de
topazes, malachites et de toutes les nuances du saphir !
Maria nous est apparue comme un petit,
tout petit anneau qu’on aurait lancé là. C’est en fait un petit atoll dans le
lagon duquel flottent trois ou quatre îles inhabitées … Je sais qu’il a été
découvert par les marins d’un baleinier, en 1824 … Maria était le nom de leur
bateau. En fait, les navigateurs polynésiens l’avaient découvert depuis
longtemps. Ils l’avaient nommée Nurutotu et je ne vois pas très bien pourquoi
on a cru bon de changer son nom ! Se souvient-on qu’un bagne fut installé
là ?
Le ronron des moteurs est si régulier,
l’air est si pur et si calme … Nous baignons dans une telle lumière ! …
Temps suspendu ! … Ukulélé, tambours, guitares, le parfum du tiaré … Il
n’y a qu’à laisser aller ses rêves …
Et puis voici L’archipel des îles
Gambier : Le récif entoure un vaste lagon … Plusieurs îles y flottent,
l’une plus haute et plus vaste que les autres : Mangareva !
Tiens, celle-ci a conservé son nom
polynésien ? – On lui devait bien cela !
Il me souvient … Je l’ai lu quelque
part, que ces îles ont été peuplées aux alentours de l’an mille de notre ère
par des gens qui venaient des rives de l’Asie du Sud-Est …
Ils venaient après avoir traversé l’immensité à la voile et à
la pagaie, sur leurs pirogues doubles … Combien de temps avaient-ils navigué d’île en île ? Quelles
îles avaient-ils abordé ? Ils apportaient la noix de coco, le fruit et,
sans doute, le plant de l’arbre à pain … Sans doute apportaient-ils aussi le
taro et la patate douce … Ils venaient avec leurs épouses et leurs enfants …
Chassés par qui, par quoi ? - Longues errances conservant encore la plupart de leurs mystères !
Ici aussi, la piste d’atterrissage ne
se trouve pas sur l’île principale … Nous avons dû nous poser à Totogégie,
l’île qui se trouve le plus au Nord dans le lagon … Ensuite, nous avons dû sauter dans une barque ou une
baleinière. Je ne me souviens plus
très bien … Par contre, je me souviens parfaitement que nous avons frôlé une
autre île montagneuse, sur laquelle
on voyait des bâtiments, mais qui était inhabitée depuis longtemps, me
disait-on … Elle était frangée de cocotiers.
Je n’ai aucun souvenir de notre
accostage sur Mangareva, juste en face de Rikitéa, la
« capitale ». Sans
doute, puisque j’étais en mission officielle, les autorités locales
avaient-elles rassemblé un comité d’accueil : Colliers de fleurs de
frangipaniers et guitares …
Ce dont je me souviens parfaitement,
c’est de ma surprise : Les quelques constructions que je pouvais
apercevoir autour de moi m’auraient laissé pensé que j’étais arrivé à Brouage
ou dans quelque autre cité fortifiée par Vauban au temps de Louis Treize ou
Louis XIV ! – Qu’est-ce à dire ? – J’avais devant moi une tour construite,
apparemment en pierres de taille de la plus belle sorte, et une autre petite
bâtisse qui avait tout d’une échauguette …
Devant mon étonnement, l’instituteur,
qui avait fait partie du comité d’accueil, me parla du Père Laval … Je devais
en entendre parler tout au long de ma visite, qui dura quelques jours.
C’est en 1833 que le Père Honoré Laval
arrive aux Gambier. Il a voyagé en diligence jusqu’à Bordeaux, en passant par
Tours et Poitiers. Il est en compagnie des Pères François d’Assise, Carel et
Chrysostome Liausu et du Frère Comban Murphy. Ils embarquent sur la goélette
« Sylphide », le 22 Janvier 1834.
Le Père Liausu
restera à Valparaiso. Les trois autres missionnaires reprendront la mer vers
l’archipel des Gambier à bord de la goélette péruvienne « La
Péruviana ». Le 7 août 1834, ils arrivent à Akamaru, aux îles Gambier. Il
faut croire qu’ils y furent bien accueillis et je saurai bientôt pourquoi …
On m’avait logé à la case de passage, en
bordure du lagon. Il faisait un temps très lourd et très chaud : Un orage
montait. Je laissai la porte ouverte car il n’y avait pas de fenêtre. La nuit
tomba très vite et très tôt, comme toujours sous les tropiques. Les éclairs
zébraient l’obscurité et aucune étoile n’était visible. Un groupe électrogène ronronnait au cœur du
village. Une ampoule qui pendait au plafond me procurait un peu de lumière
jaunâtre – Je savais que le groupe électrogène allait s’éteindre de bonne
heure : Le carburant était précieux et la goélette de Papeete ne venait
qu’une fois par mois. J’eus le
temps de dénicher, dans le placard, une liasse de papiers et d’en parcourir le
contenu : Savez-vous bien ce que peut être un « Chef de
Baie » ? L’un de mes papiers parlait des « Chefs de
Baie » !
Je n’eus pas le temps d’élucider la
question : Le vent s’était levé d’un seul coup et … D’un seul coup, la
porte de ma case avait claqué : C’était une porte vitrée. Elle avait
claqué tellement fort que la vitre avait volé en éclats … Au même moment, la
lumière s’était éteinte.
J’en ai tellement de remords que je ne
l’ai jamais oublié : Il faudra aux responsables de Rikitéa commander une
vitre de remplacement à Papeete. Elle n’arrivera que dans un mois, au minimum.
La collectivité la paiera … J’eus du mal à m’endormir. J’espérais dénicher un
balai le lendemain matin pour, au moins, ramasser les morceaux de verre.
Le lendemain matin, je présentai mes
excuses, avec le concours de l’instituteur. On fut aimable et compréhensif.
Mais les « Chefs de
Baie » ?
L’instituteur était un
« popaa », c’est-à-dire un Français venu de métropole. Il était
jeune, avait choisi de devenir Volontaire de l’Aide Technique » (On disait
« Vat », pour raccourcir) … C’est- à-dire qu’il enseignait à
Mangareva pour une durée
équivalente à celle du service militaire qu’il n’avait point rêvé d’effectuer.
Il avait épousé une jeune vahiné, la fille du Chef : C’est souvent ce qui
se passe quand un jeune homme est affecté, tout seul, sur une île perdue … Les
Vahinés sont gracieuses, jolies et entreprenantes !
Je parle de l’instituteur parce que ce
fut lui qui me fit visiter Rikitea.
Nous allâmes d’abord au pied de la tour
que j’avais aperçue, près du quai de débarquement. Elle était haute de cinq ou
six mètres au moins, impeccablement construite en pierres de taille :
Sciées dans le récif extérieur du lagon, les pierres avaient été ensuite
transportées sur des radeaux et acheminées vers les chantiers de construction
…. Chez moi, dans l’île d’Oléron, lorsque Louis XIII et Vauban firent
construire une citadelle pour protéger les accès au port de Rochefort, on
mobilisa tous les ouvriers que l’on avait pu trouver, toutes les charrettes et
tous les chevaux, venus d’aussi loin que Poitiers !
À Mangareva, on mobilisa tous les
Chrétiens de l’archipel, (Il n’y avait plus que cela, les bons pères étant
parvenus à évangéliser tout le monde et à convaincre chacun que le travail
assurait la sauvegarde de son âme).
J’allais découvrir, là, dans le village,
bien des édifices dont la taille et le style auraient pu laisser penser que
Monsieur de la Galissonnière, Monsieur Bégon et Monsieur de Vauban, après avoir
achevé la construction des forteresses de l’Atlantique, étaient venus aux
Gambier et y avaient poursuivi leur œuvre …
Non loin de la tour, on me montra la
prison … Car il y avait une prison ! Tant elle était pleine qu’il fallut
un jour envoyer de Tahiti un vaisseau de guerre pour intimer aux bons pères
l’ordre de libérer les prisonniers !
Qu’avaient-ils donc fait pour mériter la
prison ? – C’était « L’œuvre de chair » que l’on punissait ainsi ! … Avant l’arrivée
des missionnaires, les Polynésiens vivaient nus, dormaient beaucoup et,
paraît-il … forniquaient beaucoup !
Et voilà l’explication de l’institution
des « Chefs de Baie » ! … Ces derniers étaient tout simplement
des agents d’une police chargée de veiller à ce que, la nuit, les
« Tané » et les « Vahiné » ne se promènent pas d’une maison
à l’autre … On les avait équipés chacun d’un fanal et d’un bâton.
On m’a raconté … Mais je vous le raconte
comme on me l’a dit … On m’a raconté que le fornicateur était mis en prison
puis, en cas de récidive, on proclamait en sonnant de la conque du haut du
perron de la cathédrale son bannissement : Il était exclu de la société
des Gambier : Personne ne le recevait plus, ni même ne lui adressait la
parole … On m’a raconté que le bannissement pouvait conduire à l’exil …
Quel exil, alors que Mangareva se trouve
en plein océan et que les îles les plus proches sont Pitcairn et l’Île de
Pâques !
Eh bien il semble que l’on ne se
préoccupait guère : Le banni était placé sur un radeau et conduit hors de
la passe : « Vogue la galère, et ne pêchez plus, mon
fils ! »
Ces
histoires me font immanquablement penser à celle que raconte Joseph Conrad dans
son roman : « Au Cœur des Ténèbres ». : L’histoire de
quelqu’un qui aimait tellement les Africains qu’il leur coupait la tête
lorsqu’il estimait qu’ils ne partageaient pas les mêmes valeurs que les siennes
… Il posait leurs têtes coupées sur les poteaux de clôture afin
d’impressionner ceux qui auraient été tentés de suivre leur exemple !
Il y avait encore un prêtre européen à Mangareva quand
j’y passai. Il était absent lors de mon séjour … Ce qui me permit d’acheter une
perle pour mon épouse : Tout ce qui entrait et tout ce qui sortait de
l’archipel devait passer par les mains du prêtre, gérant de la coopérative … On
comprendra que c’était là le moyen
de protéger les pêcheurs des aigrefins qui eussent voulu les gruger.
Et voilà l’explication des tours, des échauguettes,
des observatoires de guet … Et voilà l’explication des fortifications :
Dès qu’une voile était signalée à l’horizon, toute la communauté était en alerte …
On commençait par rassembler toutes les femmes et toutes les jeunes filles et
on les mettait à l’abri en les faisant monter plus haut dans la montagne :
On savait ce qu’il advenait lors du passage des marins au long cours, quelle
que soit leur nationalité. Quant aux hommes, on les encadrait, mais on savait
bien qu’il n’y avait pas de femmes, à bord des navires ! !
En ce temps-là,
il n’y avait pas de perles de culture, rien que des perles fines,
sauvages, et des huîtres nacrières … Il paraît que la plus grande partie des
nacres et des perles partait à Rome … Du moins c’est ce que l’on m’a dit. De
nos jours, des fermes ostréicoles ont été installées un peu partout et l’on
produit des perles noires de culture, très recherchées.
Mais mon guide, m’ayant fait passer devant la prison,
puis devant le presbytère, dont les bâtiments n’auraient pas fait injure à ceux
de l’amirauté de Rochefort, nous nous trouvions au bas du porche de la
cathédrale … Car les bons pères ont fait construire une cathédrale, une vraie, avec
un large porche, deux tours comme à Notre Dame de Paris, une nef longue d’une
cinquantaine de mètres … Toute en pierres de taille amenées l’une après l’autre
de l’extrémité du récif où on les avait découpées, dressées, hissées, jointées
… Une cathédrale à Rikitéa ! On m’a montré les livres que les pères
avaient utilisés pour s’instruire dans le domaine de l’architecture et celui de
la maçonnerie .
-
« Nos insulaires
se levaient autrefois vers trois heures du matin ; ils mangeaient, se
promenaient au frais jusqu’à onze heures et se remettaient à dormir jusqu’à
quatre heures du soir ; ils se levaient alors pour dîner et passaient la
soirée à courir ça et là, jusqu’à minuit pourvu que le clair de lune succédât
immédiatement au jour. Lorsque cela n’avait pas lieu, ils dormaient de nouveau,
après avoir dîné, jusqu’au lever de la lune … C’était une vie purement animale
… »
C’est en Janvier 1836 que le Père Laval écrivait ces
lignes. Il est évident que l’oisiveté est la mère de tous les vices … Pour
sauver leurs âmes les Mangaréviens devaient travailler … Les protections contre
les contacts avec les étrangers ne suffiraient pas. C’est sans doute à ce
moment-là que l’on institua le corps des « Chefs de Baie » !
Ah ! Ils n’allaient pas chômer, les Mangaréviens !
– Dans un premier temps, les Pères évangélisent, soignent, apprennent la langue
vernaculaire, composent des cantiques, écrivent une grammaire mangarévienne,
traduisent les prières … Au bout de quelques mois, les Mangaréviens détruisent
leurs idoles pour mieux manifester leur attachement au Christ. Et c’est bien
d’un véritable attachement qu’il s’agit : L’extrème dévouement, la
compassion, la piété des Pères ne sauraient être mis en doute … Pas plus que
les bonnes intentions. Les Pères sont des hommes de foi et c’est une théocratie
qu’ils instaurent ici.
La première église est construite à Aukéna. Elle est
dédiée à Saint Raphaël archange. Elle est en bois. Les constructions en dur se
réalisent après, notamment grâce au frère Gilbert Soulié, venu rejoindre la
mission en mai 1835.
Dans la cathédrale, on installe des statues de plâtre
du plus magnifique style Saint Sulpicien, comme dans la plupart de nos églises
des campagnes de France ! On pose des vitraux et des tableaux …
Tiens ! – À propos de tableaux, on m’en a montré un qui explique pourquoi
les premiers missionnaires ont été reçus à bras ouverts : Ce tableau
illustre une légende très ancienne … En fait, les Mangaréviens attendaient –
« De grands bateaux qui devaient amener des hommes blancs porteurs de
grands bienfaits » - On les
accueillit donc avec faveur.
Ahuri par les dimensions de la cathédrale et par son
imposant aspect, je contemple les rangées de bancs de bois, les voûtes, la
chaire de bois sculpté, en tout point semblable à celles de nos églises, je
m’avance vers l’autel. Je suis seul. Je me penche sur l’autel pour voir le
tabernacle : Porte en bois précieux, ornée de nacres et de perles fines …
Je crois que j’ai compté quatre grosses perles, incrustées dans le bois … Elles
ne sont donc pas toutes parties à Rome !
Revenons à la lettre du Père Laval, datée de 1836,
dont, un peu plus haut, nous avons commencé à donner un aperçu … Nous l’avons
trouvée dans les archives de la congrégation de Picpus :
-
« Aujourd’hui
ils se lèvent au point du jour, récitent leurs prières, prennent leur popoï
(Pâte du fruit de l’arbre à pain, fermentée ), assistent à la messe et à
l’instruction, et se mettent au travail. La femme, aidée de ses enfants,
fabrique de la tappe (Le « tapa », tissus végétal, obtenu à partir de
l’écorce d’un arbre : Le « burau » ), pour les habits ; le
mari fait des plantations , prépare le « tioho », va à la pêche, ou
bien encore toute la famille se réunit pour sarcler l’herbe qui croît au pied
des arbres à pain. »
L’oisiveté est vaincue et donc les âmes sont
sauvées !
Sortant de la cathédrale, dédiée à Saint Michel
Archange, pas moins ! je repasse devant le presbytère et j’enfile un petit
sentier étroit que les herbes commencent à envahir : Il n’y a plus guère
d’habitants à Mangareva … Il faudra attendre l’établissement des fermes
ostréïcoles pour que la population augmente à nouveau.
Le sentier monte vers le mont Duff, ainsi nommé en
souvenir d’un bateau européen qui passa par là … Il culmine tout de même à
quatre cent quarante et un mètres, le Mont Duff ! … Rapidement on atteint
une sorte de plateau, maintenant envahi par la végétation. La vue sur l’océan
est magnifique : Elle s’étend jusqu’au bout du monde, semble-t-il. De ci
de là, on distingue des édifices en pierres taillées. La plupart d’entre eux
sont à demi écroulés. Certains sont encore debout, mais leurs toitures ont
disparu … Là encore, on jurerait que Monsieur de Vauban a dirigé les chantiers
de construction !
Je viens de réaliser que le sentier qui m’a mené
jusque là est dallé d’un bout à l’autre : Larges pierres venues elles
aussi, du récif et portées jusque là, puis ajustées … La végétation a poussé et
les dalles sont un peu disjointes.
Mais il est probable que certains commençaient à
s’inquiéter de ce nouveau style de vie : On m’a raconté qu’un vaisseau
venant à passer aux abords de l’île de Pâques, Rapa Nui … Tous les habitants de
cette île s’enfuirent au plus vite et le plus loin possible : Ils avaient
peur que les missionnaires débarquent chez eux et les conduisent au même régime
que leurs lointains cousins de Mangareva ! … Peut-être craignaient-ils
aussi qu’on ne les capture pour les faire travailler à Mangareva ?…
En tout cas, des bruits avaient dû parvenir jusqu’à
Papeete, les autorités commençaient à s’inquiéter ..
Me voilà devant un monument incongru sur une île du
Pacifique : Un arc de triomphe ! – Il est intact et l’on songerait à
une copie conforme de la « Porte du Soleil », par laquelle on pénètre
dans l’arsenal de Louis XIV, à Rochefort ! – C’est la porte d’entrée par
laquelle on entre dans l’enclos du couvent de Rouru …
L’enceinte de murs est pratiquement écroulée sur toute
sa longueur, mais la porte monumentale est restée. Les bâtiments du couvent
n’ont plus de toits, mais ils se dressent encore et conservent toute leur
majesté, bien que des arbres poussent leurs fûts ça et là. Des arbres, mais
aussi des fleurs : Bougainvillées, hibiscus, frangipaniers … Le bâtiment
principal, celui qui abritait les ateliers des sœurs et la chapelle s’étend sur
24 mètres de long. Au premier étage étaient les dortoirs. On trouve un puits,
une fosse à « Poï-poï », c’est là que l’on conservait la pâte issue
du fruit de l’arbre à pain.
D’autres bâtiments, plus petits ... On me répète que
les femmes et les filles, dès qu’une voile apparaissait à l’horizon, étaient
rassemblées et conduites au couvent pour les soustraire aux possibles dangers
d’une rencontre avec des marins étrangers …Les Pères étaient si heureux et si
fiers du respect de la décence !
-
« On ne voit plus
de nudités parmi eux : Tout le monde se couvre avec soin. S’il arrive que
quelques-uns s’oublient encore – l’habitude étant devenue chez eux une seconde
nature – à peine nous aperçoivent-ils qu’ils courent à leurs vêtements, comme
le soldat court à son arme à la vue d’un officier. Nos exemples et nos conseils
les ont tout doucement amenés à l’amour de l’agriculture … »
J’ai
flâné entre les ruines, j’ai songé devant une croix gravée sur une pierre, j’ai
pensé au temps qui s’enfuit … J’ai repris le sentier et je suis arrivé au
cimetière : Les tombes étaient envahies par de hautes herbes … De là, on
dominait l’océan …
J’ai cherché les traces des cultures dont les Pères
avaient fait la promotion :
- « … Dans un enclos voisin de notre case,
nous essayons d’acclimater les plantes les plus utiles de nos pays
d’Europe : le lin, la pomme de terre, les choux, les haricots, les pois,
les oignons, les radis, les navets, etc … »
Rien … Je n’ai rien vu qui conserve les traces de
cette horticulture : De nos jours, les denrées alimentaires sont presque
toutes apportées de Papeete par les goélettes. Sans doute, tout de même a-t-on
conservé quelques cultures de tarots, d’ignames et de patate douce … Je n’en
suis pas très certain … Mais il y a les fruits !
Entre le mont Duff et le sommet voisin, il y a un
sentier étroit : Il est dallé lui aussi … Je suis monté tout en haut pour
apercevoir l’Océan des deux côtés … Dieu, que l’île est petite ! … Un
avion se dirigeait vers les Gambier. Sa trajectoire baissait. Il se préparait à
atterrir.
Les autorités de Tahiti s’inquiétaient : Ne
racontait-on pas que les missionnaires établissaient sur les Gambier un
véritable régime despotique ? – On envoya un navire de guerre, commandé
par Dumont d’Urville … J’ai dit plus haut que ce fut l’occasion de vider les
prisons de Rikitéa. J’ajouterai que, semble-t-il, le célèbre navigateur délivra
des louanges à l’action des missionnaires.
Pour faire la part des choses, il faut prendre en
compte les ragots et les rancoeurs : Les commerçants venus de l’extérieur
ne pouvaient plus faire leurs
affaires comme ils l’entendaient lorsqu’ils étaient de passage. Peut-être aussi
quelques Mangaréviens de passage à Tahiti s’étaient-ils plaints de la rigueur
des missionnaires : L’une des notions fondamentales de l’esprit polynésien
est le « Fiu » … On est « fiu » lorsqu’on n’a pas envie de
travailler … Et cela arrive souvent ! Certains, sans doute pouvaient
regretter les coutumes anciennes :
« Nos insulaires se levaient autrefois vers
trois heures du matin ; ils mangeaient, se promenaient au frais jusqu’à
onze heures et se remettaient à dormir jusqu’à quatre heures du soir ; ils
se levaient alors pour dîner et passaient la soirée à courir ça et là, jusqu’à
minuit pourvu que le clair de lune succédât immédiatement au jour. Lorsque cela
n’avait pas lieu, ils dormaient de nouveau, après avoir dîné, jusqu’au lever de
la lune … »
On lit, dans les archives de la congrégation de Picpus
les lignes suivantes :
-
« En Juin 1857,
le Roi Maputeoa meurt. Une période difficile commence.
Les
jeunes de l’archipel partent. Les îles se dépeuplent petit à petit (maladies).
Des bateaux de négriers apparaissent à partir de 1862 et la nacre attire les
commerçants.
Pour beaucoup, Laval est vu comme le chef de ce petit
royaume. A la fois « Consul » et missionnaire, censeur et conseiller,
maître et juge de paix, presque tout passe par lui, il est celui qui instaure
« une théocratie missionnaire » basée sur le lien affectif. Il est
sévère pour ses fidèles et règle ses affaires d’une main ferme.
Il protège la foi et la morale des Mangaréviens
contre les maux apportés par l’occident (alcool, argent …) et contre les
manoeuvres intéressées et trop faciles par lesquelles les fonctionnaires
coloniaux, les marchands et les aventuriers cherchent à tirer profit du peuple
mangarévien. »
Paris s’inquiète et charge le Commandant de la Motte
Rouge de faire une enquête et un rapport …
Ce dernier rapport énonce ses conclusions :
-
« Après tout ce
que j’ai dit du Père Laval, il est bien évident qu’à mes yeux, il est
nécessaire de lui faire quitter ce pays, et le plus tôt sera le mieux. Esprit
dominant, caractère emporté, dévoué sincèrement à la religion, qu’il confond un
peu avec son Ordre et avec ses propres idées du monde depuis trente-cinq ans et
entraîné par des idées religieuses exagérées, cet homme veut, à tout
prix « sauver des âmes », et pour cela tous les moyens sont bons
… »
Curieusement, je ne conserve plus de souvenirs de mon
départ des Gambier. Je crois que j’en suis reparti en avion, tout comme j’avais
dû y venir … Je ne suis très sûr ni des moyens de mon départ, ni de ceux de mon
arrivée … Étrange, non ? Je ne me souviens pas, non plus de danses, qui
sont pourtant traditionnelles en Polynésie, ni même de musique ou de chants …
Je me souviens de bâtiments en ruine, de sentiers dallés, de tombes envahies
par les herbes sauvages, d’une cathédrale incongrue, d’un instituteur européen
dont j’appris, quelques temps plus tard, le suicide …
Je me souviens d’une présence qui flottait dans l’air
et sur les eaux, une présence qui m’a hanté très longtemps … Une présence qui
ne m’a pas quitté. Le héros de Joseph Conrad s’appelait Kurtz … Autre temps,
autres lieux … « Laval … Le Père Laval ! »
Peut-être un jour, au moment où j’appuierai sur le
bouton de la télécommande … Peut-être que les images de la télévision me
ramèneront là-bas : Chacun pourra entrer dans la passe, contourner les
îles inhabitées, entrer dans la baie de Rikitéa … Maintenant, je sais qu’il y a
là-bas une quantité de fermes perlières … La population de Mangaréva a augmenté
… Quelqu’un, au milieu des murs éboulés fait-il encore ressurgir le
souvenir ?
-
« Monseigneur,
pour apaiser cette tempête m’écrivit au mois de mars 1871 de me rendre à
Tahiti, où je continuerais d’être son provicaire tout le temps que j’y
resterais. Mais que je m’y suis dûment ennuyé ! Est-ce donc là ma
récompense de trente-six ans de mission ? »
Honoré Laval.
****
*
On
se doit d’ajouter un autre extrait de ses lettres : - « Je
voudrais que tous ceux qui accusent la religion de tyrannie fussent témoins de
ce qui se passe ici. Ils comprendraient peut-être que le christianisme ne fait
pas des esclaves et que cette
déférence de nos néophytes est l’effet naturel de l’amour filial, par lequel
ils répondent à l’amour vraiment paternel que nous ressentons pour eux
…(Janvier 1836).
…
Un beau film à tourner pour un réalisateur de qualité … Nous pensons au film
intitulé « Mission » et nous pensons au Paraguay …
Lien
pour compléter ce récit :
http://www.ssccpicpus.fr/article.asp?contenu_ssrub=HONORE+LAVAL+(1807-1880)&contenu_rub=FIGURES+PICPUCIENNES
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